12 – Le thé – Les Malheurs de Sophie
12 – Le thé – Les Malheurs de Sophie

Les Malheurs de Sophie XII – Le thé.
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Cétait le 19 juillet, jour de la naissance de Sophie; elle avait quatre ans. Sa maman lui faisait toujours un joli présent ce jour-là, mais elle ne lui disait jamais davance ce quelle lui donnerait. Sophie sétait levée plus tôt que dhabitude; elle se dépêchait de shabiller pour aller chez sa maman recevoir son cadeau.
«Vite, vite, ma bonne, je vous en prie, disait-elle; jai si envie de savoir ce que maman me donnera pour ma fête!»
LA BONNE. – Mais donnez-moi le temps de vous peigner. Vous ne pouvez pas vous en aller tout ébouriffée comme vous êtes. Ce serait une jolie manière de commencer vos quatre ans!… Tenez-vous donc tranquille, vous bougez toujours.
«Vite, vite, ma bonne, je vous en prie, disait-elle; jai si envie de savoir ce que maman me donnera pour ma fête!»
SOPHIE. – Aie, aie, vous marrachez les cheveux, ma bonne.
LA BONNE. – Parce que vous tournez la tête de tous les côtés; là, … encore! comment puis-je deviner de quel côté il vous plaira de tourner la tête?
Enfin Sophie fut habillée, peignée, et elle put courir chez sa maman.
«Te voilà de bien bonne heure, Sophie, dit la maman en souriant. Je vois que tu nas pas oublié tes quatre ans et le cadeau que je te dois. Tiens, voici un livre, tu y trouveras de quoi tamuser.»
Sophie remercia sa maman dun air embarrassé, et prit le livre, qui était en maroquin rouge.
«Que ferai-je de ce livre? pensa-t-elle. Je ne sais pas lire; à quoi me servira-t-il?»
La maman la regardait et riait.
«Tu ne parais pas contente de mon présent, lui dit-elle; cest pourtant très joli; il y a écrit dessus: les Arts. Je suis sûre quil tamusera plus que tu ne le penses.»
SOPHIE. – Je ne sais pas, maman.
LA MAMAN. – Ouvre-le, tu verras.
Sophie voulut ouvrir le livre; à sa grande surprise elle ne le put pas; ce qui létonna plus encore, cest quen le retournant il se faisait dans le livre un bruit étrange. Sophie regarda sa maman dun air étonné. Mme de Réan rit plus fort et lui dit:
«Cest un livre extraordinaire; il nest pas comme tous les livres qui souvrent tout seuls; celui-ci ne souvre que lorsquon appuie le pouce sur le milieu de la tranche.»
La maman appuya un peu le pouce; le dessus souvrit, et Sophie vit avec bonheur que ce nétait pas un livre, mais une charmante boite à couleurs, avec des pinceaux, des godets et douze petits cahiers, pleins de charmantes images à peindre.
«Oh! merci, ma chère maman, sécria Sophie. Que je suis contente! Comme cest joli!»
LA MAMAN. – Tu étais un peu attrapée tout à lheure, quand tu as cru que je te donnais un vrai livre; mais je ne taurais pas joué un si mauvais tour. Tu pourras tamuser à peindre dans la journée avec ton cousin Paul et tes amies Camille et Madeleine, que jai engagées à venir passer la journée avec toi: elles viendront à deux heures. Ta tante dAubert ma chargée de te donner de sa part ce petit thé; elle ne pourra venir quà trois heures, et elle a voulu te faire son cadeau dès le matin.»
Lheureuse Sophie prit le plateau avec les six tasses, la théière, le sucrier et le pot à crème en argent. Elle demanda la permission de faire un vrai thé pour ses amies.
«Non, lui dit Mme de Réan, vous répandriez la crème partout, vous vous brûleriez avec le thé. Faites semblant den prendre, ce sera tout aussi amusant.»
Sophie ne dit rien, mais elle nétait pas contente.
«À quoi me sert un ménage, se dit-elle, si je ne puis rien mettre dedans? Mes amies se moqueront de moi. Il faut que je cherche quelque chose pour remplir tout cela. Je vais demander à ma bonne.»
Sophie dit à sa maman quelle allait montrer tout cela à sa bonne; elle emporta sa boîte et son thé et courut dans sa chambre.
SOPHIE. – Tenez, ma bonne, voyez les jolies choses que mont données maman et ma tante dAubert.
LA BONNE. – Le joli ménage! vous vous amuserez bien avec. Mais je naime pas beaucoup ce livre; à quoi vous servira un livre, puisque vous ne savez pas lire?
SOPHIE, riant. – Bravo! voilà ma bonne attrapée comme moi. Ce nest pas un livre, cest une boîte à couleurs.
Et Sophie ouvrit la boîte, que la bonne trouva charmante. Après avoir causé sur ce quon ferait dans la journée, Sophie dit quelle avait voulu donner du thé à ses amies, mais que sa maman ne lavait pas permis.
«Que mettrais-je dans ma théière, dans mon sucrier et dans mon pot à crème? Ne pourriez-vous pas, ma chère petite bonne, maider un peu et me donner quelque chose que je puisse faire manger à mes amies?
– Non, ma pauvre petite, répondit la bonne: cest impossible. Souvenez-vous que votre maman ma dit quelle me renverrait si je vous donnais quelque chose à manger quand elle lavait défendu.»
Sophie soupira et resta pensive; petit à petit son visage séclaircit, elle avait une idée; nous allons voir si lidée était bonne. Sophie joua, puis déjeuna; en revenant de la promenade avec sa maman, elle dit quelle allait tout préparer pour larrivée de ses amies. Elle mit la boîte à couleurs sur une petite table. Sur une autre table elle arrangea les six tasses, et au milieu elle mit le sucrier, la théière et le pot à crème.
«À présent, dit-elle, je vais faire du thé.»
Elle prit la théière, alla dans le jardin, cueillit quelques feuilles de trèfle, quelle mit dans la théière; ensuite elle alla prendre de leau dans lassiette où on en mettait pour le chien de sa maman, et elle versa cette eau dans la théière.
«Là! voilà le thé, dit-elle dun air enchanté; à présent je vais faire la crème.» Elle alla prendre un morceau de blanc qui servait pour nettoyer largenterie; elle en racla un peu avec son petit couteau, le versa dans le pot à crème, quelle remplit de leau du chien, mêla bien avec une petite cuiller, et, quand leau fut bien blanche, elle replaça le pot sur la table. Il ne lui restait plus que le sucrier à remplir; elle reprit la craie à argenterie, en cassa de petits morceaux avec son couteau, remplit le sucrier, quelle posa sur la table, et regarda le tout dun air enchanté.
«Là! dit-elle en se frottant les mains, voilà un superbe thé; jespère que jai de lesprit! Je parie que Paul ni aucune de mes amies nauraient eu une si bonne invention…»
Sophie attendit ses amies encore une demi-heure, mais elle ne sennuya pas; elle était si contente de son thé, quelle ne voulait pas sen éloigner;
elle se promenait autour de la table, le regardant dun air joyeux, se frottait les mains et répétait:
«Dieu! que jai de lesprit! que jai de lesprit!» Enfin Paul et les amies arrivèrent. Sophie courut au-devant deux, les embrassa tous et les emmena bien vite dans le petit salon pour leur montrer ses belles choses. La boite à couleurs les attrapa dabord comme elle avait attrapé Sophie et sa bonne. Ils trouvèrent le thé charmant et voulaient tout de suite commencer le repas, mais Sophie leur demanda dattendre jusquà trois heures. Ils se mirent donc tous à peindre les images des petits livres: chacun avait le sien. Quand on se fut bien amusé avec la boîte à couleurs et quon eut tout rangé soigneusement:
«À présent, sécria Paul, prenons le thé.»
– Oui, oui, prenons le thé, répondirent toutes les petites filles ensemble.
CAMILLE. – Voyons, Sophie, fais les honneurs.
SOPHIE. – Asseyez-vous tous autour de la table… Là, cest bien… Donnez-moi vos tasses, que jy mette du sucre… À présent le thé, … puis la crème… Buvez maintenant.
MADELEINE. – Cest singulier, le sucre ne fond pas.
SOPHIE. – Mêle bien, il fondra.
PAUL. – Mais ton thé est froid.
SOPHIE. – Cest parce quil est fait depuis longtemps.
CAMILLE, goûte le thé et le rejette avec dégoût. – Ah! quelle horreur! quest-ce que cest? ce nest pas du thé, cela!
MADELEINE, le rejetant de même. – Cest détestable! cela sent la craie.
PAUL, crachant à son tour. – Que nous as-tu donné là, Sophie? Cest détestable, dégoûtant.
SOPHIE, embarrassée. – Vous trouvez…
PAUL. – Comment, si nous trouvons? Mais cest affreux de nous jouer un tour pareil! Tu mériterais que nous te fissions avaler ton détestable thé.
SOPHIE, se fâchant. – Vous êtes tous si difficiles que rien ne vous semble bon!
CAMILLE, souriant. – Avoue, Sophie, que, sans être difficile, on peut trouver ton thé très mauvais.
MADELEINE. – Quant à moi, je nai jamais goûté à quelque chose daussi mauvais.
PAUL, présentant la théière à Sophie. – Avale donc, avale: tu verras si nous sommes difficiles.
SOPHIE, se débattant. – Laisse-moi, tu mennuies.
PAUL, continuant. – Ah! nous sommes difficiles! Ah! tu trouves ton thé bon! Bois-le donc ainsi que ta crème.
Et Paul, saisissant Sophie, lui versa le thé dans la bouche; il allait en faire autant de la prétendue crème, malgré les cris et la colère de Sophie, lorsque Camille et Madeleine, qui étaient très bonnes et qui avaient pitié delle, se précipitèrent sur Paul pour lui arracher le pot à la crème. Paul, qui était furieux, les repoussa; Sophie en profita pour se dégager et pour tomber dessus à coups de poing. Camille et Madeleine tâchèrent alors de retenir Sophie; Paul hurlait, Sophie criait, Camille et Madeleine appelaient au secours, cétait un train à assourdir; les mamans accoururent effrayées. À leur aspect les enfants se tinrent tous immobiles.
«Que se passe-t-il donc?» demanda Mme de Réan dun air inquiet et sévère.
Personne ne répondit.
MADAME DE FLEURVILLE. – Camille, explique-nous le sujet de cette bataille.