Sophie avait été très sage depuis quinze jours; elle navait pas fait une seule grosse faute; Paul disait quelle ne sétait pas mise en colère depuis longtemps; la bonne disait quelle était devenue obéissante. La maman trouvait quelle nétait plus ni gourmande, ni menteuse, ni paresseuse, elle voulait récompenser Sophie, mais elle ne savait pas ce qui pourrait lui faire plaisir.
Un jour quelle travaillait, sa fenêtre ouverte, pendant que Sophie et Paul jouaient devant la maison, elle entendit une conversation qui lui apprit ce que désirait Sophie.
PAUL, sessuyant le visage. – Que jai chaud, que jai chaud! Je suis en nage.
SOPHIE, sessuyant de même. – Et moi donc! Et pourtant nous navons pas fait beaucoup douvrage.
PAUL. – Cest que nos brouettes sont si petites!
SOPHIE. – Si nous prenions les grosses brouettes du potager, nous irions plus vite.
PAUL. – Nous naurions pas la force de les traîner: jai voulu un jour en mener une; jai eu de la peine à lenlever, et, quand jai voulu avancer, le poids de la brouette ma entraîné, et jai versé toute la terre qui était dedans.
SOPHIE. – Mais notre jardin ne sera jamais fini; avant de le bêcher et de le planter, nous devons y traîner plus de cent brouettes de bonne terre. Et il y a si loin pour laller chercher!
PAUL. – Que veux-tu? Ce sera long, mais nous finirons par le faire.
SOPHIE. – Ah! si nous avions un âne, comme Camille et Madeleine de Fleurville, et une petite charrette! cest alors que nous ferions de louvrage en peu de temps!
PAUL. – Cest vrai! Mais nous nen avons pas. Il faudra bien que nous fassions louvrage de lâne.
SOPHIE. – Écoute, Paul, jai une idée.
PAUL, riant. – Oh! si tu as une idée, nous sommes sûrs de faire quelque sottise, car tes idées ne sont pas fameuses, en général.
SOPHIE, avec impatience. – Mais écoute donc, avant de te moquer. Mon idée est excellente. Combien ma tante te donne-t-elle dargent par semaine?
PAUL. – Un franc; mais cest pour donner aux pauvres, aussi bien que pour mamuser.
SOPHIE. – Bon! moi, jai aussi un franc; ce qui fait deux francs par semaine. Au lieu de dépenser notre argent, gardons-le jusquà ce que nous puissions acheter un âne et une charrette.
PAUL. – Ton idée serait bonne si, au lieu de deux francs, nous en avions vingt: mais avec deux francs nous ne pourrions plus rien donner aux pauvres, ce qui serait mal, et puis il nous faudrait attendre deux ans avant davoir de quoi acheter un âne et une voiture.
SOPHIE. – Deux francs par semaine, combien cela fait-il par mois?
PAUL. – Je ne sais pas au juste, mais je sais que cest très peu.
SOPHIE, réfléchissant. – Eh bien! voilà une autre idée. Si nous demandions à maman et à ma tante de nous donner tout de suite largent de nos étrennes?
PAUL. – Elles ne voudront pas.
SOPHIE. – Demandons-le toujours.
PAUL. – Demande si tu veux; moi jaime mieux attendre ce que te dira ma tante; je ne demanderai que si elle dit oui.
Sophie courut chez sa maman, qui fit semblant de navoir rien entendu.
«Maman, dit-elle, voulez-vous me donner davance mes étrennes?»
MADAME DE RÉAN. – Tes étrennes? je ne peux pas te les acheter ici; cest à notre retour à Paris que je les aurai.
SOPHIE. – Oh! maman, je voudrais que vous me donniez largent de mes étrennes; jen ai besoin.
MADAME DE RÉAN. – Comment peux-tu avoir besoin de tant dargent? si cest pour les pauvres, dis-le-moi, je donnerai ce qui est nécessaire: tu sais que je ne te refuse jamais pour les pauvres.
SOPHIE, embarrassée. – Maman, ce nest pas pour les pauvres; cest…, cest pour acheter un âne.
MADAME DE RÉAN. – Pour quoi faire, un âne?
SOPHIE. – Oh! maman, nous en avons tant besoin, Paul et moi! Voyez comme jai chaud; Paul a encore plus chaud que moi. Cest parce que nous avons brouetté de la terre pour notre jardin.
MADAME DE RÉAN, riant. – Et tu crois quun âne brouettera à votre place?
SOPHIE. – Mais non, maman! Je sais bien quun âne ne peut pas brouetter; cest que je ne vous ai pas dit quavec lâne il nous faudrait une charrette, nous y attellerons notre âne et nous mènerons beaucoup de terre sans nous fatiguer.
MADAME DE RÉAN. – Javoue que ton idée est bonne.
SOPHIE, battant des mains. – Ah! je savais bien quelle était bonne… Paul, Paul! ajouta-t-elle, appelant à la fenêtre.
MADAME DE RÉAN. – Attends avant de te réjouir. Ton idée est bonne, mais je ne veux pas te donner largent de tes étrennes.
SOPHIE, consternée. – Mais alors… comment ferons-nous?…
MADAME DE RÉAN. – Vous resterez bien tranquilles et tu continueras à être bien sage pour mériter lâne et la petite voiture, que je vais te faire acheter le plus tôt possible.
SOPHIE, sautant de joie et embrassant sa maman. – Quel bonheur! quel bonheur! Merci, ma chère maman. Paul, Paul! Nous avons un âne, nous avons une voiture… Viens donc, viens vite!
PAUL, accourant. – Où donc, où donc? Où sont-ils?
SOPHIE. – Maman nous les donne; elle va les faire acheter.
MADAME DE RÉAN. – Oui, je vous les donne à tous deux: à toi, Paul, pour te récompenser de ta bonté, de ton obéissance, de ta sagesse; à toi, Sophie, pour tencourager à imiter ton cousin et à te montrer toujours douce, obéissante et travailleuse, comme tu les depuis quinze jours. Venez avec moi chercher Lambert; nous lui expliquerons notre affaire et il nous achètera votre âne et votre voiture.
Les enfants ne se le firent pas dire deux fois, ils coururent en avant; ils trouvèrent Lambert dans la cour, où il mesurait de lavoine quil venait dacheter. Les enfants se mirent à lui expliquer avec tant danimation ce quils voulaient, ils parlaient ensemble et si vite, que Lambert ny comprit rien. Il regardait avec étonnement les enfants et Mme de Réan, qui prit enfin la parole et qui expliqua la chose à Lambert.
SOPHIE. – Allez tout de suite, Lambert, je vous en prie; il nous faut notre âne tout de suite, avant de dîner.
LAMBERT, riant. – Un âne ne se trouve pas comme une baguette, mademoiselle. Il faut que je sache sil y en a à vendre, que je coure dans tous les environs, pour vous en avoir un bien doux, qui ne rue pas, qui ne morde pas, qui ne soit point entêté, qui ne soit ni trop jeune ni trop vieux.
SOPHIE. – Dieu, que de choses pour un âne! Prenez le premier que vous trouverez, Lambert; ce sera plus tôt fait.
LAMBERT. – Non, mademoiselle, je ne prendrai pas le premier venu: je vous exposerais à vous faire mordre ou à recevoir un coup de pied.
SOPHIE. – Bah! bah! Paul saura bien le rendre sage.
PAUL. – Mais pas du tout; je ne veux pas mener un âne qui mord et qui rue.
MADAME DE RÉAN. – Laissez faire Lambert, mes enfants; vous verrez que votre commission sera très bien faite. Il sy connaît et il ne ménage pas sa peine.
PAUL. – Et la voiture, ma tante? Comment pourra-t-on en avoir une assez petite pour y atteler lâne?
LAMBERT. – Ne vous tourmentez pas, monsieur Paul: en attendant que le charron en fasse une, je vous prêterai ma grande voiture à chiens; vous la garderez tant que cela vous fera plaisir.
PAUL. – Oh! merci, Lambert; ce sera charmant.
SOPHIE. – Partez, Lambert, partez vite.
MADAME DE RÉAN. – Donne-lui le temps de serrer son avoine; sil la laissait au milieu de la cour, les poulets et les oiseaux la mangeraient.
Lambert rangea ses sacs davoine au fond de la grange et, voyant limpatience des enfants, partit pour trouver un âne dans les environs.
Sophie et Paul croyaient quil allait revenir très promptement, ramenant un âne; ils restèrent devant la maison à lattendre. De temps en temps ils allaient voir dans la cour si Lambert revenait; au bout dune heure ils commencèrent à trouver que cétait fort ennuyeux dattendre et de ne pas jouer.
PAUL, bâillant. – Dis donc, Sophie, si nous allions nous amuser dans notre jardin?
SOPHIE, bâillant. – Est-ce que nous ne nous amusons pas ici?
PAUL, bâillant. – Il me semble que non. Pour moi, je sais que je ne mamuse pas du tout.