19 – Lâne – Les Malheurs de Sophie

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19 – Lâne – Les Malheurs de Sophie

Les Malheurs de Sophie XIX – Lâne.
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Sophie avait été très sage depuis quinze jours; elle navait pas fait une seule grosse faute; Paul disait quelle ne sétait pas mise en colère depuis longtemps; la bonne disait quelle était devenue obéissante. La maman trouvait quelle nétait plus ni gourmande, ni menteuse, ni paresseuse, elle voulait récompenser Sophie, mais elle ne savait pas ce qui pourrait lui faire plaisir.

Un jour quelle travaillait, sa fenêtre ouverte, pendant que Sophie et Paul jouaient devant la maison, elle entendit une conversation qui lui apprit ce que désirait Sophie.

PAUL, sessuyant le visage. – Que jai chaud, que jai chaud! Je suis en nage.

SOPHIE, sessuyant de même. – Et moi donc! Et pourtant nous navons pas fait beaucoup douvrage.

PAUL. – Cest que nos brouettes sont si petites!

SOPHIE. – Si nous prenions les grosses brouettes du potager, nous irions plus vite.

PAUL. – Nous naurions pas la force de les traîner: jai voulu un jour en mener une; jai eu de la peine à lenlever, et, quand jai voulu avancer, le poids de la brouette ma entraîné, et jai versé toute la terre qui était dedans.

SOPHIE. – Mais notre jardin ne sera jamais fini; avant de le bêcher et de le planter, nous devons y traîner plus de cent brouettes de bonne terre. Et il y a si loin pour laller chercher!

PAUL. – Que veux-tu? Ce sera long, mais nous finirons par le faire.

SOPHIE. – Ah! si nous avions un âne, comme Camille et Madeleine de Fleurville, et une petite charrette! cest alors que nous ferions de louvrage en peu de temps!

PAUL. – Cest vrai! Mais nous nen avons pas. Il faudra bien que nous fassions louvrage de lâne.

SOPHIE. – Écoute, Paul, jai une idée.

PAUL, riant. – Oh! si tu as une idée, nous sommes sûrs de faire quelque sottise, car tes idées ne sont pas fameuses, en général.

SOPHIE, avec impatience. – Mais écoute donc, avant de te moquer. Mon idée est excellente. Combien ma tante te donne-t-elle dargent par semaine?

PAUL. – Un franc; mais cest pour donner aux pauvres, aussi bien que pour mamuser.

SOPHIE. – Bon! moi, jai aussi un franc; ce qui fait deux francs par semaine. Au lieu de dépenser notre argent, gardons-le jusquà ce que nous puissions acheter un âne et une charrette.

PAUL. – Ton idée serait bonne si, au lieu de deux francs, nous en avions vingt: mais avec deux francs nous ne pourrions plus rien donner aux pauvres, ce qui serait mal, et puis il nous faudrait attendre deux ans avant davoir de quoi acheter un âne et une voiture.

SOPHIE. – Deux francs par semaine, combien cela fait-il par mois?

PAUL. – Je ne sais pas au juste, mais je sais que cest très peu.

SOPHIE, réfléchissant. – Eh bien! voilà une autre idée. Si nous demandions à maman et à ma tante de nous donner tout de suite largent de nos étrennes?

PAUL. – Elles ne voudront pas.

SOPHIE. – Demandons-le toujours.

PAUL. – Demande si tu veux; moi jaime mieux attendre ce que te dira ma tante; je ne demanderai que si elle dit oui.

Sophie courut chez sa maman, qui fit semblant de navoir rien entendu.

«Maman, dit-elle, voulez-vous me donner davance mes étrennes?»

MADAME DE RÉAN. – Tes étrennes? je ne peux pas te les acheter ici; cest à notre retour à Paris que je les aurai.

SOPHIE. – Oh! maman, je voudrais que vous me donniez largent de mes étrennes; jen ai besoin.

MADAME DE RÉAN. – Comment peux-tu avoir besoin de tant dargent? si cest pour les pauvres, dis-le-moi, je donnerai ce qui est nécessaire: tu sais que je ne te refuse jamais pour les pauvres.

SOPHIE, embarrassée. – Maman, ce nest pas pour les pauvres; cest…, cest pour acheter un âne.

MADAME DE RÉAN. – Pour quoi faire, un âne?

SOPHIE. – Oh! maman, nous en avons tant besoin, Paul et moi! Voyez comme jai chaud; Paul a encore plus chaud que moi. Cest parce que nous avons brouetté de la terre pour notre jardin.

MADAME DE RÉAN, riant. – Et tu crois quun âne brouettera à votre place?

SOPHIE. – Mais non, maman! Je sais bien quun âne ne peut pas brouetter; cest que je ne vous ai pas dit quavec lâne il nous faudrait une charrette, nous y attellerons notre âne et nous mènerons beaucoup de terre sans nous fatiguer.

MADAME DE RÉAN. – Javoue que ton idée est bonne.

SOPHIE, battant des mains. – Ah! je savais bien quelle était bonne… Paul, Paul! ajouta-t-elle, appelant à la fenêtre.

MADAME DE RÉAN. – Attends avant de te réjouir. Ton idée est bonne, mais je ne veux pas te donner largent de tes étrennes.

SOPHIE, consternée. – Mais alors… comment ferons-nous?…

MADAME DE RÉAN. – Vous resterez bien tranquilles et tu continueras à être bien sage pour mériter lâne et la petite voiture, que je vais te faire acheter le plus tôt possible.

SOPHIE, sautant de joie et embrassant sa maman. – Quel bonheur! quel bonheur! Merci, ma chère maman. Paul, Paul! Nous avons un âne, nous avons une voiture… Viens donc, viens vite!

PAUL, accourant. – Où donc, où donc? Où sont-ils?

SOPHIE. – Maman nous les donne; elle va les faire acheter.

MADAME DE RÉAN. – Oui, je vous les donne à tous deux: à toi, Paul, pour te récompenser de ta bonté, de ton obéissance, de ta sagesse; à toi, Sophie, pour tencourager à imiter ton cousin et à te montrer toujours douce, obéissante et travailleuse, comme tu les depuis quinze jours. Venez avec moi chercher Lambert; nous lui expliquerons notre affaire et il nous achètera votre âne et votre voiture.

Les enfants ne se le firent pas dire deux fois, ils coururent en avant; ils trouvèrent Lambert dans la cour, où il mesurait de lavoine quil venait dacheter. Les enfants se mirent à lui expliquer avec tant danimation ce quils voulaient, ils parlaient ensemble et si vite, que Lambert ny comprit rien. Il regardait avec étonnement les enfants et Mme de Réan, qui prit enfin la parole et qui expliqua la chose à Lambert.

SOPHIE. – Allez tout de suite, Lambert, je vous en prie; il nous faut notre âne tout de suite, avant de dîner.

LAMBERT, riant. – Un âne ne se trouve pas comme une baguette, mademoiselle. Il faut que je sache sil y en a à vendre, que je coure dans tous les environs, pour vous en avoir un bien doux, qui ne rue pas, qui ne morde pas, qui ne soit point entêté, qui ne soit ni trop jeune ni trop vieux.

SOPHIE. – Dieu, que de choses pour un âne! Prenez le premier que vous trouverez, Lambert; ce sera plus tôt fait.

LAMBERT. – Non, mademoiselle, je ne prendrai pas le premier venu: je vous exposerais à vous faire mordre ou à recevoir un coup de pied.

SOPHIE. – Bah! bah! Paul saura bien le rendre sage.

PAUL. – Mais pas du tout; je ne veux pas mener un âne qui mord et qui rue.

MADAME DE RÉAN. – Laissez faire Lambert, mes enfants; vous verrez que votre commission sera très bien faite. Il sy connaît et il ne ménage pas sa peine.

PAUL. – Et la voiture, ma tante? Comment pourra-t-on en avoir une assez petite pour y atteler lâne?

LAMBERT. – Ne vous tourmentez pas, monsieur Paul: en attendant que le charron en fasse une, je vous prêterai ma grande voiture à chiens; vous la garderez tant que cela vous fera plaisir.

PAUL. – Oh! merci, Lambert; ce sera charmant.

SOPHIE. – Partez, Lambert, partez vite.

MADAME DE RÉAN. – Donne-lui le temps de serrer son avoine; sil la laissait au milieu de la cour, les poulets et les oiseaux la mangeraient.

Lambert rangea ses sacs davoine au fond de la grange et, voyant limpatience des enfants, partit pour trouver un âne dans les environs.

Sophie et Paul croyaient quil allait revenir très promptement, ramenant un âne; ils restèrent devant la maison à lattendre. De temps en temps ils allaient voir dans la cour si Lambert revenait; au bout dune heure ils commencèrent à trouver que cétait fort ennuyeux dattendre et de ne pas jouer.

PAUL, bâillant. – Dis donc, Sophie, si nous allions nous amuser dans notre jardin?

SOPHIE, bâillant. – Est-ce que nous ne nous amusons pas ici?

PAUL, bâillant. – Il me semble que non. Pour moi, je sais que je ne mamuse pas du tout.

SOPHIE. – Et si Lambert arrive avec lâne, nous ne le verrons pas.

PAUL. – Je commence à croire quil ne reviendra pas si tôt.

SOPHIE. – Moi, je crois, au contraire, quil va arriver.

PAUL. – Attendons, je veux bien, … mais (il bâille)… cest bien ennuyeux.

SOPHIE. – Va-ten, si tu tennuies; je ne te demande pas de rester, je resterai bien toute seule.

PAUL, après avoir hésité. – Eh bien! je men vais, tiens; cest trop bête de perdre sa journée à attendre. Et à quoi bon? Si Lambert ramène un âne, nous le saurons tout de suite; tu penses bien quon viendra nous le dire dans notre jardin. Et sil nen ramène pas, à quoi sert de nous ennuyer pour rien?

SOPHIE. – Allez, monsieur, allez, je ne vous en empêche pas.

PAUL. – Ah bah! tu boudes sans savoir pourquoi. Au revoir, à dîner, mademoiselle grognon.

SOPHIE. – Au revoir, monsieur malappris, maussade, désagréable, impertinent.

PAUL, fait un signe moqueur. – Au revoir, douce, patiente, aimable Sophie!

Sophie courut à Paul pour lui donner une tape; mais Paul, prévoyant ce qui allait arriver, était déjà parti à toutes jambes. Se retournant pour voir si Sophie le poursuivait, il la vit courant après lui avec un bâton quelle avait ramassé. Paul courut plus fort et se cacha dans le bois. Sophie, ne le voyant plus, retourna devant la maison.

«Quel bonheur, pensa-t-elle, que Paul se soit sauvé, et que je naie pas pu lattraper! Je lui aurais donné un coup de bâton qui lui aurait fait mal; maman laurait su, et naurait plus voulu me donner mon âne ni ma voiture. Quand Paul reviendra, je lembrasserai… Il est très bon… mais il est tout de même bien taquin.»

Sophie continua à attendre Lambert jusquà ce que la cloche eût sonné le dîner.

Elle rentra fâchée davoir attendu si longtemps pour rien. Paul, quelle retrouva dans sa chambre, la regarda dun air un peu moqueur.

«Tes-tu bien amusée?» lui dit-il.

SOPHIE. – Non; je me suis horriblement ennuyée, et tu avais bien raison de vouloir ten aller. Ce Lambert ne revient pas; cest ennuyeux!

PAUL. – Je te lavais bien dit.

SOPHIE. – Eh oui, tu me lavais bien dit, je le sais bien.

Mais cest tout de même fort ennuyeux.

On frappe à la porte. La bonne crie: «Entrez.» La porte souvre. Lambert paraît. Sophie et Paul poussent un cri de joie.

«Et lâne, et lâne?» demandent-ils.

LAMBERT. – Il ny a pas dâne à vendre dans le pays, mademoiselle; jai toujours marché depuis que je vous ai quittés; je suis entré partout où je pensais trouver un âne. Je nai rien trouvé.

SOPHIE, pleurant. – Quel malheur, mon Dieu, quel malheur! Comment faire à présent?

LAMBERT. – Mais il ne faut pas vous désoler, mademoiselle; nous en aurons un, bien sûr; seulement il faut attendre.

PAUL. – Attendre combien de temps?

LAMBERT. – Peut-être une semaine, peut-être une quinzaine, cela dépend. Demain jirai au marché, à la ville; peut-être trouverons-nous un bourri.

PAUL. – Un bourri! Quest-ce que cest que ça, un bourri?

LAMBERT. – Tiens, vous qui êtes si savant, vous ne savez pas cela? Un bourri, cest un âne.

SOPHIE. – Cest drôle, un bourri! Je ne savais pas cela, moi non plus.

LAMBERT. – Ah! voilà, mademoiselle! on devient savant à mesure quon grandit. Je vais trouver votre maman pour lui dire que demain, de grand matin, faut que jaille au marché pour le bourri. Au revoir, monsieur et mademoiselle.

Et Lambert sortit, laissant les enfants contrariés de ne pas avoir leur âne.

«Nous lattendrons peut-être longtemps», dirent-ils en soupirant.





La matinée du lendemain se passa à attendre lâne. Mme de Réan avait beau leur dire que cest presque toujours comme cela, quil est impossible davoir tout ce quon désire et à la minute quon le désire, quil faut shabituer à attendre et même quelquefois à ne jamais avoir ce dont on a bien envie; les enfants répondaient: «Cest vrai», mais ils nen soupiraient pas moins, ils regardaient avec la même impatience si Lambert revenait avec un âne. Enfin, Paul, qui était à la fenêtre, crut entendre au loin un hi han! hi han! qui ne pouvait venir que dun âne.

«Sophie, Sophie, sécria-t-il, écoute. Entends-tu un âne qui brait? Cest peut-être Lambert.»

MADAME DE RÉAN. – Peut-être est-ce un âne du pays, ou un âne qui passe sur la route.

SOPHIE. – Oh! maman, permettez-moi daller voir si cest Lambert avec le bourri.

MADAME DE RÉAN. – Le bourri? quest-ce que cest que cette manière de parler? Il ny a que les gens de la campagne qui appellent un âne un bourri.

PAUL. – Ma tante, cest Lambert qui nous a dit quun âne sappelait un bourri: il a même été étonné que nous ne le sachions pas.

MADAME DE RÉAN. – Lambert parle comme les gens de la campagne, mais, vous qui vivez au milieu de gens plus instruits, vous devez parler mieux.

SOPHIE. – Oh! maman, jentends encore le hi han! de lâne; pouvons-nous aller voir?

MADAME DE RÉAN. – Allez, allez, mes enfants; mais nallez que jusquà la grandroute: ne passez pas la barrière.

Sophie et Paul partirent comme des flèches. Ils coururent au travers de lherbe et du bois, pour être plus tôt arrivés. Mme de Réan leur criait: «Nallez pas dans lherbe, elle est trop haute; ne traversez pas le bois, il y a des épines.» Ils nentendaient pas et couraient, bondissaient comme des chevreuils. Ils furent bientôt arrivés à la barrière, et la première chose quils aperçurent sur la grandroute, ce fut Lambert, menant par un licou un âne superbe, mais pas trop grand cependant.

«Un âne, un âne! merci Lambert, merci! Quel bonheur! sécrièrent-ils ensemble.

– Comme il est joli! dit Paul.

– Comme il a lair bon! dit Sophie. Allons vite le dire à maman.»

LAMBERT. – Tenez, monsieur Paul, montez dessus; mademoiselle Sophie va monter derrière vous; je le tiendrai par son licou.

SOPHIE. – Mais si nous tombons?

LAMBERT. – Ah! il ny a pas de danger, je vais marcher près de vous. Dailleurs, on me la vendu pour un bourri parfait et très doux.

Lambert aida Paul et Sophie à monter sur lâne; il marcha près deux. Ils arrivèrent ainsi jusque sous les fenêtres de Mme de Réan, qui, les voyant venir, sortit pour mieux voir lâne.

On le mena à lécurie; Sophie et Paul lui donnèrent de lavoine; Lambert lui fit une bonne litière avec de la paille. Les enfants voulaient rester là à le regarder manger; mais lheure du dîner approchait, il fallait se laver les mains, se peigner, et lâne fut laissé en compagnie des chevaux jusquau lendemain.

Le lendemain et les jours suivants, lâne fut attelé à la petite charrette à chiens, en attendant que le charron fît une jolie voiture pour promener les enfants et une petite charrette pour charrier de la terre, des pots de fleurs, du sable, tout ce quils voulaient mettre dans leur jardin. Paul avait appris à atteler et dételer lâne, à le brosser, le peigner, lui faire sa litière, lui donner à manger, à boire. Sophie laidait et sen tirait presque aussi bien que lui.

Mme de Réan leur avait acheté un bât et une jolie selle pour les faire monter à âne. Dans les premiers temps, la bonne les suivait; mais quand on vit lâne doux comme un agneau, Mme de Réan leur permit daller seuls, pourvu quils ne sortissent pas du parc.

Un jour, Sophie était montée sur lâne: Paul le faisait avancer en lui donnant force coups de baguette. Sophie lui dit:

«Ne le bats pas, tu lui fais mal.»

PAUL. – Mais, quand je ne le tape pas, il navance pas; dailleurs ma baguette est si mince quelle ne peut pas lui faire grand mal.

SOPHIE. – Jai une idée! Si, au lieu de le taper, je le piquais avec un éperon?

PAUL. – Voilà une drôle didée. Dabord tu nas pas déperon; ensuite la peau de lâne est si dure quil ne sentirait pas léperon.

SOPHIE. – Cest égal; essayons toujours; tant mieux si léperon ne lui fait pas de mal.

PAUL. – Mais je nai pas déperon à te donner.

SOPHIE. – Nous en ferons un avec une grosse épingle que nous piquerons dans mon soulier; la tête sera en dedans du soulier, et la pointe sera en dehors.

PAUL. – Tiens, mais cest très bien imaginé! As-tu une épingle?

SOPHIE. – Non, mais nous pouvons retourner à la maison; je demanderai des épingles à la cuisine: il y en a toujours de très grosses.

Paul monta en croupe sur lâne, et ils arrivèrent au galop devant la cuisine. Le cuisinier leur donna deux épingles, croyant que Sophie en avait besoin pour cacher un trou à sa robe. Sophie ne voulut pas arranger son éperon devant la maison, car elle sentait bien quelle faisait une sottise, et elle avait peur que sa maman ne la grondât.

«Il vaut mieux, dit-elle, arranger cela dans le bois; nous nous assoirons sur lherbe, et lâne mangera pendant que nous travaillerons; nous aurons lair de voyageurs qui se reposent.»

Arrivés dans le bois, Sophie et Paul descendirent; lâne, content dêtre libre, se mit à manger lherbe du bord des chemins. Sophie et Paul sassirent par terre et commencèrent leur ouvrage. La première épingle perça bien le soulier, mais elle plia tellement quelle ne put pas servir. Ils en avaient heureusement une autre, qui entra facilement dans le soulier déjà percé; Sophie le mit, lattacha. Paul rattrapa lâne, aida Sophie à monter dessus, et la voilà qui donne des coups de talon et pique lâne avec lépingle. Lâne part au trot. Sophie, enchantée, pique encore et encore; lâne se met à galoper, et si vite que Sophie a peur; elle se cramponne à la bride. Dans sa frayeur elle serre son talon contre lâne; plus elle appuie, plus elle pique; il se met à ruer, à sauter, et il lance Sophie à dix pas de lui. Sophie reste sur le sable, étourdie par la chute. Paul, qui était demeuré en arrière, accourt, effrayé; il aide Sophie à se relever; elle avait les mains et le nez écorchés.

«Que va dire maman? dit-elle à Paul. Que lui dirons-nous quand elle nous demandera comment jai pu tomber?»

PAUL. – Nous lui dirons la vérité.

SOPHIE. – Oh! Paul! pas tout, pas tout; ne parle pas de lépingle.

PAUL. – Mais que veux-tu que je dise?

SOPHIE. – Dis que lâne a rué et que je suis tombée.

PAUL. – Mais lâne est si doux, il naurait jamais rué sans ta maudite épingle.

SOPHIE. – Si tu parles de lépingle, maman nous grondera: elle nous ôtera lâne.

PAUL. – Moi, je crois quil vaut mieux toujours dire la vérité; toutes les fois que tu as voulu cacher quelque chose à ma tante, elle la su tout de même, et tu as été punie plus fort que tu ne laurais été si tu avais dit la vérité.

SOPHIE. – Mais pourquoi veux-tu que je parle de lépingle? Je ne suis pas obligée de mentir pour cela. Je dirais la vérité, que lâne a rué et que je suis tombée.

PAUL. – Fais comme tu voudras, mais je crois que tu as tort.

SOPHIE. – Mais toi, Paul, ne dis rien; ne va pas parler de lépingle.

PAUL. – Sois tranquille; tu sais que je naime pas à te faire gronder.

Paul et Sophie cherchèrent lâne, qui devait être près de là; ils ne le trouvèrent pas. «Il sera sans doute retourné à la maison», dit Paul.

Sophie et Paul reprirent comme lâne le chemin de la maison; ils étaient dans un petit bois qui se trouvait tout près du château lorsquils entendirent appeler et quils virent accourir leurs mamans.

«Quest-il arrivé, mes enfants? êtes-vous blessés? Nous avons vu revenir votre âne au galop avec la sangle cassée; il avait lair effrayé, effaré; on a eu de la peine à le rattraper. Nous avions peur quil ne vous fût arrivé un accident.»

SOPHIE. – Non, maman, rien du tout; seulement je suis tombée.

MADAME DE RÉAN. – Tombée? Comment? Pour quelle raison?

SOPHIE. – Jétais sur lâne et je ne sais pourquoi il sest mis à sauter et à ruer; je suis tombée sur le sable et je me suis un peu écorché le nez et les mains: mais ce nest rien.

MADAME DAUBERT. – Pourquoi donc lâne a-t-il rué, Paul? Je le croyais si doux!

PAUL, embarrassé. – Cest Sophie qui était dessus, maman; cest avec elle quil a rué.

MADAME DAUBERT. – Très bien, je comprends. Mais quest-ce qui a pu le faire ruer?

SOPHIE. – Oh! ma tante, cest parce quil avait envie de ruer.

MADAME DAUBERT. – Je pense bien que ce nest pas parce quil voulait rester tranquille. Mais cest singulier tout de même.

On rentrait à la maison comme Mme dAubert achevait de parler; Sophie alla dans sa chambre pour laver sa figure et ses mains, qui étaient pleines de sable, et pour changer sa robe, qui était salie et déchirée. Mme de Réan entra comme elle finissait de shabiller; elle examina sa robe déchirée.

«Il faut que tu sois tombée bien rudement, dit-elle, pour que ta robe soit déchirée et salie comme elle est.

– Ah!» dit la bonne.

MADAME DE RÉAN. – Quavez-vous? vous êtes-vous fait mal?

LA BONNE. – Ah! la belle idée! Ha! ha! ha! voilà une invention! Regardez donc, madame!» Et elle montra à Mme de Réan la grosse épingle avec laquelle elle venait de se piquer, et que Sophie avait oublié dôter après sa chute.

MADAME DE RÉAN. – Quest-ce que cela veut dire? Comment cette épingle se trouve-t-elle au soulier de Sophie?

LA BONNE. – Elle ny est pas venue toute seule certainement, car le cuir est assez dur à percer.

MADAME DE RÉAN. – Parle donc, Sophie; explique-nous comment cette épingle se trouve là.

SOPHIE, très embarrassée. – Je ne sais pas, maman, je ne sais pas du tout.

MADAME DE RÉAN. – Comment! Tu ne sais pas? Tu as mis tes souliers avec lépingle sans ten apercevoir?

SOPHIE. – Oui, maman! Je nai rien vu.

LA BONNE. – Ah! par exemple, mademoiselle Sophie, ce nest pas vrai, cela. Cest moi qui vous ai mis vos souliers, et je sais quil ny avait pas dépingle. Vous feriez croire à votre maman que je suis une négligente! Ce nest pas bien cela, mademoiselle.»

Sophie ne répond pas; elle est de plus en plus rouge et embarrassée. Mme de Réan lui ordonne de parler.

«Si vous navouez pas la vérité, mademoiselle, jirai la demander à Paul, qui ne ment jamais.»

Sophie éclata en sanglots, mais elle sentêta à ne rien avouer. Mme de Réan alla chez sa sœur Mme dAubert; elle y trouva Paul, auquel elle demanda ce que voulait dire lépingle du soulier de Sophie. Paul, croyant sa tante très fâchée et pensant que Sophie avait dit la vérité, répondit:

«Cétait pour faire un éperon, ma tante.»

MADAME DE RÉAN. – Et pour quoi faire, un éperon?

PAUL. – Pour faire galoper lâne.

MADAME DE RÉAN. – Ah! je comprends pourquoi lâne a rué et a jeté Sophie par terre. Lépingle piquait le pauvre animal, qui sen est débarrassé comme il a pu.»

Mme de Réan sortit et revint trouver Sophie.

«Je sais tout, mademoiselle, dit-elle. Vous êtes une petite menteuse. Si vous maviez dit la vérité, je vous aurais un peu grondée, mais je ne vous aurais pas punie; maintenant vous allez être un mois sans monter à âne, pour vous apprendre à mentir comme vous lavez fait.»

Mme de Réan laissa Sophie pleurant. Quand Paul la revit, il ne put sempêcher de lui dire:

«Je te lavais bien dit, Sophie! Si tu avais avoué la vérité, nous aurions notre âne, et tu naurais pas le chagrin que tu as.»

Mme de Réan tint parole et ne permit pas quon montât lâne, malgré les demandes de Sophie.